samedi 27 mars 2021

Focus sur la question du multilinguisme en Angola

L’Angola a été soumis au Portugal pendant 500 ans (1482-1975). En 1482, l’Angola tel qu’on le connaît aujourd’hui n’existait point, il n’avait pas les mêmes frontières et le pays en soi n'existait pas. Vers la fin du XVe siècle, le commerce étant très actif en Europe, les Portugais implantèrent une colonie en Angola, pour réaliser des échanges commerciaux avec des royaumes locaux tels que le royaume Kongo. 

Selon une étude officielle publiée dans le journal O Público de Luanda en 1995, près 99 % de la population de cette ville seraient capable de s’exprimer en portugais (langue maternelle et langue seconde). Il y a une vingtaine d’années, la plupart des enfants de Luanda parlaient l'umbundu lorsqu’ils jouaient dans la rue. Aujourd’hui, plus du tiers des enfants âgés entre six ans et quatorze ans ne parleraient que le portugais ou, du moins, ne connaîtraient que fort mal la langue de leurs parents. La « dépossession linguistique » est à ce point avancée dans la capitale que pour la plupart des Angolais, le portugais est devenu la seule langue véhiculaire utilisée. Il en est ainsi pour les médias, la musique populaire, les livres, etc. 

La langue portugaise parlée en Angola s’appelle le portugais angolais. En portugais, on utilise l'expression "português vernáculo de Angola" (« portugais vernaculaire d'Angola ») ou PVA. Ce portugais semble relativement différent de celui que l'on entend au Portugal et au Brésil. Certains observateurs disent qu'il n'a même rien à voir ni avec l'un, ni avec l'autre. L’exemple le plus courant est celui du petit-déjeuner : pequeno almoço (Portugal), matabicho (Angola) et café da manha (Brésil). En fait, le portugais angolais demeure du portugais, mais il présente des différences. Du point de vue phonétique, cette variante est très similaire à celle du Brésil, même s'il a encore des différences. Par exemple, certaines prononciations vocaliques sont ouvertes au Portugal et très ouvertes au Brésil, mais tout simplement fermées en Angola. Par exemple, en portugais brésilien, il est d'usage de remplacer le son du «l» par le «u» vocal. Par exemple, le mot «papier» est prononcé au Brésil «papeu», alors qu’il s’écrit “papel”. Laissant le «u» bien marqué. 

Une autre caractéristique phonétique est celle de la lettre «o» à la fin des mots.  Les Brésiliens remplacent généralement la voyelle «o» par la voyelle «u». Il suffit de penser aux mots «marteau» (martelo, prononcé martelu au Brésil), «affection» (afeto, prononcé afetu au Brésil), «accord» (acordo, prononcé acordu au Brésil).

Comment se fait-il qu’en Angola le portugais (langue coloniale) soit beaucoup plus parlé que les langues locales (qui existaient déjà à l'époque) ?

Une des raisons en est que le Portugal a été l’un des pays les moins tolérants vis-à-vis des cultures locales pendant la colonisation. Les autres pays, surtout le Royaume-Uni, ont colonisé à des fins essentiellement commerciales, les Anglais ne sont pas venus imposer leur culture, leur religion, leur langue. A leur arrivée, les Portugais avaient seulement bien eux aussi l’idée de faire du commerce (armes à feu contre de l’ivoire, par exemple), mais cela a très vite évolué et avec le début de la colonisation, les Portugais commencèrent la traite négrière et furent les premiers à le faire. Cette traite qui dura plus de 400 ans s’est développée quand les Portugais ont demandé au peuple du royaume Kongo d’aller chercher plus de population au centre du pays pour aller peupler les champs au Brésil (autre colonie portugaise à l’époque). Se servant des uns pour asservir les autres, la langue est devenue le moyen d’assimiler ceux dont ils faisaient leurs complices.

D'après le recensement de 2014, 72% des Angolais parlent le portugais et seulement 28% parlent des langues locales. Dans l’interview suivante, nous allons pouvoir entendre un des témoignages d’une Angolaise dont les ancêtres ont dû apprendre le portugais, mais contrairement à la majorité de la population sa famille continue de parler les langues locales.

Interview

Bonjour, nous allons aujourd’hui aborder le thème des langues locales en Angola, oui, nous allons parler de ces langues qui sont, malheureusement, en voie de disparition, voire d’extinction, au fil du temps, de génération en génération. A cette fin, nous avons le plaisir de recevoir madame Zuri Dikwenze, une dame qui est engagée pour la mémoire de ses ancêtres. Dans le cadre de la conversation d’aujourd’hui, elle témoignera pour nous de l’évolution des langues parlées dans sa famille. Avant de commencer, Zuri Dikwenze, merci d’avoir accepté notre invitation et d'être venue nous parler de votre famille et des langues pratiquées dans votre famille. Dans votre famille, le portugais est-il la langue dominante ?

Zuri Dikwenze. - Non, le portugais n’est pas la langue dominante, car nous nous sommes promis de toujours parler la langue de nos ancêtres. Cette promesse s'est faite de génération en génération, c’est quelque chose qui relève de la culture familiale. Ainsi, nous ne parlons le portugais que quand nous parlons à nos voisins, aux personnes extérieures à la famille, ou par nécessité.

Pourriez-vous dire que dans votre famille chacun maîtrise au moins une langue locale en plus du portugais ? Quelles sont donc les différentes langues parlées dans votre famille ?

Zuri Dikwenze. - Oui, je pense que l’on peut dire cela, car nous parlons bien plusieurs langues locales et la langue coloniale, qui est le portugais. Et donc, dans ma famille, nous parlons couramment le kimbundu, le Umbundu, le chokwe et le kikongo, sans oublier la langue dont nous sommes le moins fiers : le portugais. Notre famille parle toutes ces langues car au fil des générations nous avons fui les raids d’esclavage et nous étions pratiquement nomade et nous avons habité dans tout le pays (l’Angola d’aujourd’hui) et nous devions apprendre ces langues pour pouvoir communiquer. Je ne dis pas que les Angolais devraient apprendre toutes les langues nationales du pays, mais au moins une de ces langues, leur langue ethnique, c’est-à-dire celle que leurs ancêtres parlaient. Cela pousserait les Africains en général à rétablir le lien avec le passé, avec leur culture ancestrale, avec leurs ancêtres, etc.

Quel lien y a-t-il entre langue et culture ? 

Zuri Dikwenze. - La langue est majoritairement attribué à un pays en particulier et ce pays a sa propre culture ; c’est pour cela que je n’ai pas vraiment été heureuse quand ils ont annoncé en 2010 que le portugais serait la langue nationale officielle du pays.

Quand l’apprentissage de la langue portugaise s’est-il imposé pour votre famille ? 

Zuri Dikwenze. - L’ apprentissage de la langue portugaise s’est imposé dès que les Portugais sont arrivés sur les côtes du royaume Kongo. Nous avons été obligés d’apprendre leur langue pour pouvoir communiquer, mais à l’époque tout le monde devait le faire, pas que ma famille.

Pensez-vous que les langues locales sont toujours utiles socialement ?

Zuri Dikwenze. - Dans le monde où nous vivons actuellement, non elles ne le sont pas, mais elles devraient l'être, car ce sont les langues qui représentent notre peuple, le portugais ne le fait pas.  Et malheureusement, la langue de l’Etat est le portugais, une langue que nos ancêtres ont toujours négligée. En revanche, il pourrait y avoir d'autres langues officielles, l’umbundu par exemple, langue du peuple ovimbundu, tout de même parlée par 5,9 millions d’Angolais d’après le recensement de 2014. Ces langues pourraient d'ailleurs être enseignées dans les provinces.

Pour finir, vous croyez que les langues locales ont quelque chance de se développer de nouveau en Angola ?

Zuri Dikwenze. - Non, cela semble difficile, car les Angolais n’accordent pas suffisamment d’importance à leurs langues : ils se contentent de la langue des anciens colons. Par exemple, quand je me promène dans la rue et que je dis que je parle le kimbundu, pourtant parlé par 2 millions d’Angolais, on me regarde de travers, car les gens me voient comme une paysanne, une femme de la campagne qui n’aurait pas fait d’études, comme si je n’étais pas civilisée ! Une des premières solutions pour que plus de personnes parlent les langues serait peut-être la création d’écoles spécialisées, où l’on enseignerait aux enfants des rudiments des langues locales. Le gouvernement devrait encourager la pratique de ces langues avec des publicités où l’on verrait des célébrités locales parler ces langues, il devrait aussi créer des concours de lettres en langue nationale par exemple ou tout simplement des concours dans lesquels ces langues seraient valorisées.  On pourrait aussi créer des chaînes de télévision présentées dans une langue nationale ou même une chaîne ayant pour fonction d’apprendre à en parler une. Impliquer les langues nationales dans le divertissement pourrait aussi être une solution, comme le fait de mettre en scène des pièces de théâtre qui pourraient être jouées en umbundu par exemple. Mais pour cela, il faudrait d'abord que les gens y compris les acteurs apprennent à parler des langues locales.

Hugo Vunge
Claudio Costa

Annexe

Langue

%

Nombre

Portugais

71,15 %

16 890 741

Umbundu

22,96 %

5 449 819

Kikongo / Ukongo

8,24 %

1 956 191

Kimbundu

7,82 %

1 855 951

Tchokwé / Kioko

6,54 %

1 553 019

Nyaneka

3,42 %

812 357

Ngangela

3,11 %

739 070

Fiote

2,39 %

568 296

Kuanyama

2,26 %

537 533

Muhumbi

2,12 %

502 881

Luvale

1,04 %

248 002

Autres langues nationales

3,60 %

854 045

Sourds / muets

0,50 %

119 357

Total (sans doubles comptes)

100,00 %

23 739 971

(Recensement de 2014, cité par Wikipédia)


5 commentaires:

  1. Claudio, Hugo, merci pour ce panorama efficace et très instructif de la question !
    Dans un monde idéal, je dirais qu'il faudrait que nous parlions tous une langue locale, une langue nationale et une langue internationale.
    Les langues locales ou régionales sont des espèces menacées, mais pas dans la même intensité. En France, le breton se porte mieux que l'alsacien par exemple, simplement parce que certaines écoles l'enseignent. Les idées de Mme Dikwenze me semblent très justes, on attend maintenant les volontés politiques et économiques...
    Mais à notre échelle, savez-vous si les élèves et les adultes de l'école parlent des langues locales ? Cela pourrait être intéressant de faire un recensement. Et l'année prochaine, vous êtes à l'initiative d'un événement sur ces belles langues. ;)

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  2. Bravo Claudio et Hugo pour ce bel article très intéressant sur les langues parlées en Angola. Parler une langue c'est aussi affirmer ou réaffirmer ses origines, son identité. A ce titre, je trouve assez regrettable en effet à l'instar de ce semble suggérer Mme Dikwenze que les langues régionales soient de moins en moins parlées au profit du portugais vernaculaire d'Angola. Ces langues locales mériteraient d'être valorisées car elles font partie intégrante du patrimoine culturel de l'Angola à mon humble avis, patrimoine qu'il faudrait pouvoir léguer aux générations futures.

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  3. "Il y a une 20aine d'années, la plupart des enfants de Luanda parlaient l'Umbundu....": je suis restée perplexe face à cette affirmation. Dans les années 2000 donc... j'avoue être surprise et en même temps admirative car je pensais, à tort, que ni même les parents de ses enfants d'il y a 20 ans ne maîtrisaient autre langue que le portugais pour toutes les raisons que vous avez par ailleurs brillamment exposées dans votre article. (Dominique JUPITER V.)

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  4. Correction : "Il y a une 20aine d'années, la plupart des enfants de Luanda parlait umbundu....": je suis restée perplexe face à cette affirmation. Dans les années 2000 donc... j'avoue être surprise et en même temps admirative car je pensais, à tort, que ni même les parents de ses enfants d'il y a 20 ans ne maîtrisaient autre langue que le portugais pour toutes les raisons que vous avez par ailleurs brillamment exposées dans votre article. (Dominique JUPITER V.)

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  5. Cet article est bien écrit et l'idée de l'étayer par une rencontre le rend plus vivant. Il faut du temps, une réelle prise de conscience et une vraie volonté politique pour ne pas laisser mourir le patrimoine d'un pays à travers les langues... Cependant, il faut garder espoir, le tissu associatif peut parfois réaliser des miracles :)

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